David Hey Ho

Mots, textes, interviews et vidéos

Les degrés rêvent-ils d'ascenseurs électriques

J'ai appris un nouveau mot à mon corps défendant. Me suis fait insulter. Enfin, le mot a été utilisé à mon encontre comme une injure de la pire espèce. Tout ça à cause d'un chanteur mort. Tu la vois arriver la séquence comédie musicale zombie ? Je plante le décor en espérant récolter une histoire bien juteuse.

Minuit. Seul dans un chalet isolé au cœur d'une forêt perdue, je joue à Candy Crush Soda, seul fil me reliant encore à la civilisation. C'est qu'on s'emmerde grave ici ! Pas un Mc Do, pas une télé, pas même un petit cinéma de quartier qui passerait Evil Dead pour me faire bien flipper. Alors je passe mon temps à aligner des bonbecs. CRADAPAC ! Un bruit sec venant de l'extérieur me colle au plafond en même temps que le groupe électrogène se coupe. Putain, j'allais associer une Color bomb avec un Coloring Candy ! C'est ballot, oh la la, oh la la !

Au-delà de mon écran, les ténèbres. Celui qui n'a jamais connu une nuit en nouvelle lune hors de toutes zones habitées ne connait pas la vraie obscurité. Surtout après avoir maté plein de bonbons colorés. Je coupe mon jeu. Un iphone même sans réseau a toujours son utilité dans le noir. Option lampe torche. J'ouvre la porte pour aller vérifier le générateur électrique. Au seuil de la porte, mon faisceau lumineux rebondit sur trois visages exsangues surmontant des costumes à paillettes. J'ai peur. Je suis pétrifié. Je suis ébloui. Ma poursuite enrobe le trio. Ma fuite me mouille le calbut. Une musique venue de nulle part donne le rythme à l'hideux trio, trop molasse pour un clip de Michaël Jackson. Mon boule moule le sofa sec. La lumière revient, tamisant des danseurs de tous sexes sortant des pièces adjacentes. Des clodettes en clodos - et inversement - se trémoussent derrière les zombies yéyés se lançant dans un pot-pourri yaourt. Je reconnais difficilement Noir c'est noir, White is white (faut savoir !), Sale bonhomme (au pluriel), Quand j'étais chanteur (et que j'avais une mâchoire bien fixée). Des bras solides me hissent devant un pupitre à buzzer. Quel poème de Victor Hugo termine par ces vers "Dormez, maîtres Voici le jour. Debout, forçats !" ? Je buzze. C'est la nuit noire ! Je pense à ce candidat qui répond inlassablement "la mer noire". La séquence a-t-elle marqué les esprits, parce que celui qui s'enlise dans l'immuable mauvaise réponse est noir, lui aussi ? Noir c'est noir. Debout forçat ! J'ouvre les yeux.

Je me décolle difficilement de la bave jonchant mon bureau. Il me reste quelques bribes du cauchemar. J'essaye de m'en remémorer l'essentiel. Mes idées se floutent. Sur l’écran, le curseur clignote à la fin de la dernière phrase écrite avant de sombrer dans les bras de Morphée : "Tout ça à cause d'un chanteur mort." Hippie, hippie, pie.

Michel Delpech, paix ait son âme, et moi-même, Dieu lâche la mienne, avons vécu quelques décennies ensemble sans une seule ombre au tableau. Pas une dispute, pas un mot plus haut que l'autre, rien. Faut dire qu'on s'est jamais rencontrés. On ne va pas se mentir, ça aide. Et puis v'là t'y pas qu’y a quelques jours, Squeezie s'en prend aux YouTubeurs qui profiteraient de leur notoriété pour abuser de jeunes abonnées. Le drama de l'été. Bien sûr, tout le monde y va de son avis. On s'en mêle, on s'embrouille, on extrapole, on sort la carte de la pédophilie. Dans la famille catho, je voudrais le fils. Bref, c'est la curée. Je me tâte à me lancer dans la mêlée quand, au détour d'une vidéo Point culture de Links the sun, je tombe sur un court extrait d'une chanson de Michel Delpech sortie en 1970 intitulée Les groupies. Il y chante en des termes parfois obscènes les rapports de cul entre un chanteur à minettes et les minettes en question. 1970, c'est l'après période hippie, l'amour libre et décomplexé, l'après mai 68, faites l'amour pas la guerre, tout ça. En 1975, un des héros des révoltes estudiantines sort un bouquin dans lequel il tient des propos pédophiles sans que cela choque. C'est seulement en 2001 que certains extraits feront polémique. La période est particulière parce que jouissant d'une incroyable liberté qu'on peine à imaginer aujourd'hui tant les plaines de l'insouciance se sont réduites en un pré à l’herbe moins verte qu’avant. Avant le politiquement correct, avant le SIDA, avant le 11 septembre, avant les réseaux sociaux. Même les moulins était mieux avant, ma mie.

Tout cela me met dans une condition qui me fait douter d'un second degré semblant évident à celui qui me traita de Social Justice Warrior. C'est ça le mot que j'ai appris. Selon l'explication de son utilisateur, ce terme nommerait, je cite "les féministes de la dernière heure, ceux qui poussent comme les champignons après la pluie et qui sont plus zélés que les concernées au point d’en être ridicules et affligeants". Et pan, dans les dents mon petit père ! Te voilà révélé au grand jour. Tu te croyais en harmonie avec l'univers et emprunt d'une certaine sagesse. Pô du tout, tu n'es qu'un être grêle à l'ossature caoutchouc. Ton dos, que dis-je, ton Quasimodos tant ta proéminente bosse de bouffon prouve organiquement ton état d'enflure, ton dos chevrote à chaque souffle fétide, lymphatique moelleuse épinière. Seul le ridicule en tuteur soutient ton âme putride, t'élevant au rang de caricature semi-erectus faisant rire les enfants et changer de trottoir aux grand-mères apeurées. En d'autres temps, on te jetterait des cailloux. Les réseaux sociaux ont remplacé la vie. Les commentaires ont remplacé les pierres, les commentaires en mousse n'étant pas pour autant ceux qui font le moins mal.
Cependant, cette liberté n'explique pas tout. Je doute encore du pur premier degré. Je me lance dans une googlisation du titre en espérant tomber sur un historien de la chanson française qui m'éclairera par un avis tranché. Rien. Seul un article de Libération compilant ce que le journaliste considère comme des chansons sexistes répond à mon attente.

Je décide de sortir la vidéo que j'ai en tête, sorte de mash-up aux travers des âges entre le tweet de Squeezie et la chanson de Delpech. Fort de mon incertitude, à aucun moment je ne fustige le chanteur. Je mets en exergue les paroles et la pratique décrite comme un écho du perpétuel recommencement. J'en profite pour placer, en conclusion, un petit message bienveillant, tolérant, humain, en dehors de toute polémique. Naïf que je suis. Le censeur est partout, surtout là où on ne l'attend pas. Arrêtons-nous quelques instants sur ce joli mot, trait plus ou moins appuyé de ma personnalité. J'avoue, je suis parfois naïf. Comme je peux, à d'autres endroits, être un putain de parano. Que la nature humaine est complexe. Notre société tend à tout simplifier, à concevoir des cases et à les remplir. C'est rassurant. Le nivellement par les cases pour que tout le monde comprenne quelque soit sa capacité intellectuelle. Ma case du moment, c'est Social Justice Warrior. Premier regard, premier avis, première certitude, premier degré. Sous des dehors d'adulte vieillissant, mon gros corps renferme une âme d'enfant. Pathétique, jugera la masse. Le naïf est une personne qui fait preuve de trop d'ingénuité, de confiance, de crédulité, qui ne cherche pas l'ambivalence, qui ne mène pas de réflexion poussée à la moindre phrase. Loin d'être un abruti, le naïf pense que le bonheur est dans la simplicité, que l'intelligence est salutaire si on l'utilise à bon escient, que la naïveté est la décontraction de l'intelligence quand d'autres ont la même définition pour la connerie.

Si ça vous tente, je vous laisse jeter un oeil sur la vidéo.

J'avoue que la fin de la vidéo peut paraître donneuse de leçon. C'est pas le but. Comme le disait Boileau "Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément". Et bim, Social Justice Warrior !
Le commentaire fut posté non pas sous la vidéo mais sous le statut de partage dans ma page Facebook. Pour être transparent, je vous retranscris l'échange :

Fred : "Premier degrés n’est pas mort. Le narrateur de la chanson (oui, on peut dissocier un chanteur du narrateur, ça exiiiiste) compare en effet les groupies à des putes, des morbaques, etc. Ne pas voir de l’ironie acerbe dans le “que c’est bon” et justement une dénonciation des chanteurs à minettes… RHA ! Mais rha !!! Bref."

David : "Tu as peut-être raison, Fred. Mais avant de poster la vidéo, j'ai quand même fait quelques recherches pour vérifier la chose et à aucun moment, chez les historiens de la chanson française, je n'ai trouvé de trace de second degré associé à cette chanson. Ce qui ne veut pas dire que ce n'est pas le cas, je te le concède."

Fred : "Le texte est super violent tout en utilisant une mélodie de bluette. Si ce décalage n’est pas de l’ironie… Il faut vraiment des historiens pour le comprendre ?"

David : "Tant de certitudes dans un aussi petit corps, tu es assurément bien plus intelligent que moi."

Fred : "Et bien voilà, ça aussi c’est de l’ironie. Ça rentre."

David : "Test réussi ! 😉"

Échange courtois, ironique mais respectueux des deux côtés. Si toutes les polémiques pouvaient se vêtir de la sorte, les internets sociaux auraient comme un goût de nirvana en chemise blanche. Ça aurait pu en rester là. Pas de quoi fouetter un Chat lessive tant l'ensemble sent le propre et la lavande. Mais la nature humaine est ainsi faite que nous ne nous exprimons pas sur un même sujet de la même façon selon qu'on parle à son conjoint, ses amis, ses parents, son patron ou son banquier. A fortiori, sur la page du naïf et à sa communauté, bien au chaud, à l'abri des regards indiscrets de premierdegréman. Le Fred en question se fend, après notre échange, d'un statut sur son journal, statut que je n'aurais pas dû lire. Je vous le livre tel quel : "Tel un preux chevalier, je viens de prendre la défense de Michel Delpech contre un SJW bien premier degrés, du premier choix. Et je me dis quelle fin de monde débile pour en arriver là. 😄" SJW pour Social Justice Warrior, mot au sujet duquel je vous ai convoqué sous prétexte que je l'ai appris à cette occasion, suivez un peu, palsambleu ! Comme quoi, les premières impressions ne sont pas toujours les bonnes. Expression de naïf.

Dans "Un drôle de commentaire quoi qu'on endive", je faisais référence à la différence entre le premier et le second degré en arrivant à la conclusion que, souvent, elle résidait dans la nature même de celui qui le pratique. Un juif fait de l’humour juif, c'est du second degré. Un membre du FN raconte la même blague au mot prés, c'est du premier degré. Laurent Baffie lance une grossièreté sur le plateau d'Ardisson, tout le monde se marre, même celui à qui elle est adressée. Un autre se ferait huer, censurer, virer, vilipander sur Twitter. Le véhicule est alors plus important pour la compréhension du décalage que le carburant. Desproges disait "on peut rire de tout mais pas avec tout le monde." Lancer les pires blagues en petit comité avec des gens qu'on connait et qui vous connaissent ne pose de problème à personne. Il est plus délicat de faire rire avec les mêmes blagues sur scène, à la télé, en vidéo.

Le Fred ne me connait pas, n'a pas fait l'effort d'en savoir plus avant de se former une bonne petite idée préconçue sur l'auteur de la vidéo. Il a autre chose à foutre, je le comprends. N'empêche que dans ces conditions, une certaine retenue, voir un soupçon de prudence, devrait prévaloir à une attaque en règle. Il ne s'est fier qu'à la surface. Il a réagit en premier degré. Vitesse et précipitation, tout ça. "Tel un preux chevalier". Mooh, qu'il est mignon dans sa petite armure !

Ce qui est dommage, c'est que quand les cuisiniers se battent, le rôti brûle. Le sujet passe au second plan. La surface, toujours la surface. Le gars se vante d'avoir vêtue sa plus belle côte de maille couleur moutarde pour mener un combat é-pique contre un ennemi absent du champ de bataille. Je ne suis pas un féministe plus zélés que les concernées. Ce qui ne m'empêche pas, à mon tour, d'être parfois ridicule et affligeant. Je suis féministe dans la mesure où j'appelle de tous mes vœux l'égalité salariale et de traitements entre les hommes et les femmes. J'ai même souvent pensé que sur certains points, les femmes n'étaient pas égales mais supérieures aux hommes. D'ailleurs, n'est-ce pas là une pensée de macho tire-au-flanc voulant s'extraire des tâches ménagères ? Parfois, pas toujours, les extrêmes se rejoignent.

La paille, la poutre, la pagaille, la poudre. Quant à savoir si la chanson de Delpech est à prendre au premier ou au second degré, j'aimerais bien avoir votre avis sur le sujet. #balancetonpremierdegre

Quant au troisième degré, il ne rit que quand il se brûle.