David Hey Ho

Mots, textes, interviews et vidéos

J'ai un ennemi dans la maison

Foin de suspens mal géré, je veux parler de ma chatte. Enfin, de la chatte de la famille. Comme dans tout groupe démocratique, celui qui est en infériorité numérique subit l'envie du plus grand nombre. Je fus le seul à ne pas lever la main quand le sujet fut à l'ordre du jour au conseil familial.

Je n'ai jamais su si l'ami des animaux était celui qui souhaitait s'entourer de poils, plumes ou écailles, ou celui qui privilégiait leur liberté au détriment des câlins matinaux. J'aime les animaux. La preuve, j'en mange. Non, c'est une boutade. En vrai, j'aime les animaux. J'aime les observer dans leur milieu naturel. Quand j'avais dix ans, je voulais être ornithologue. Plus tard, Ingénieur des eaux et forêts. J'ai eu quelques animaux, minot. Une tortue, deux canaris mais pas de chatte. Je collectionnais des fiches d'animaux. Vous savez, celles qu'on pouvait recevoir mensuellement. Au départ, 100 fiches pour 5 francs. Et plus les mois passaient, plus le prix augmentait. Je ne sais plus si c'était déjà les éditions Atlas qui faisaient ça. Qu'en ai-je fait ? Je ne sais plus. Ce que je sais, par contre, c'est que je mangeais du chocolat Merveilles du monde en quantité parce qu'on y trouvait d'autres fiches. Je me demande même si mon embonpoint ne vient pas de là. Salauds, les animaux !

J'aime les animaux mais je jalouse plus encore la maîtrise de mon foyer. Tel un ours mal léché, mal foutu, mal en campagne, mal en ville, peut-être un petit peu trop fragile, je me refuse à partager la moindre once d'espace intime avec un intrus fusse-t-il trop mignon tout plein. Mon statut d'animal social impose quelques concessions. La démocratie familiale en est une. Contre mauvaise fortune bon coeur, j'ai cédé, l'option dictatoriale n'étant pas un recours qui m'agrée, comme on dit chez les canards. Le canard est le plus démocratique des animaux. La moindre pensée totalitaire lui glisse sur la plume. On n'a jamais vu un canard avec un petit velours nazi sous le bec, ça n'existe pas, ça n'existe pas. Ma mauvaise conscience me souffle que sur le net traînent pas mal de photos de chats à moustache en brosse à dents, niark niark.

Bref, depuis quelques années, nous cohabitons, la chatte et moi. Elle maîtrise les interdits, la chambre et le bureau. Elle sait que ces territoires appartiennent au maître des lieux. Ça ne l'empêche pas de régulièrement tenter, le vice aux coussinets, une percée patte de velours en territoire ennemi. Ma chatte est une chienne.

Je la vois parfois se positionner à la parfaite frontière invisible - celle qu'on ne doit pas dépasser - juste à l'entrée de mon bureau. Elle me regarde assise sur son gros cul. Je la regarde assis sur mon gros cul. La musique d'Ennio Moriconne envahit la maisonnée comme Hitler avec la Pologne. On est à deux doigts d'une playlist plus agressive. Wagner est dans les starting-blocks. Je le garde en cas de franchissement de l'interdit glacial. Ose le frigo et je te promets la chevauchée des Vaches qui rient. Les produits laitiers sont mes amis pour la vie, petite. Lape autant que tu veux à gamelle que veux-tu mais ne t'avise pas de t'attaquer à mon trésor fromager. Chat ouste !

Dans le bureau, la tension est palpable. Qui baissera le regard le premier pour se lécher le cul ? Un indice s'est glissé dans cette phrase. Le smartphone sonne. Je ne réponds pas. Il insiste. Je tente un exercice périlleux de strabisme divergent, un oeil sur la chatte, l'autre sur l'écran. Au dessus des ronds vert et rouge s'inscrit le nom de mon plus gros client du moment. J'attends sa réponse pour un devis qui devrait me tenir le mois. Je ne suis pas assez souple. Je laisse sonner. Le temps que mes yeux s'habituent à la position parallèle, la chatte est passée à autre chose. Elle se lèche la patte. Je remarque qu'elle a profité de ce moment d'inattention pour migrer sur la ligne interdite. Du poil s'est introduit dans mon antre. Un centimètre tout au plus. En est-elle consciente ? Dans un ralenti maîtrisé, sa tête se tourne vers moi. D'un air candide, elle dodeline du chef. Elle me nargue. Les mots se dessinant sur ses lèvres me font sortir de mes gongs. Je saute du fauteuil pour m'élancer vers l'animal. Je suis vif comme l'éclair. Elle se campe lentement sur ses quatre pattes, se retourne, lève la queue pour m'honorer d'un trou de balle moqueur, puis avance sans se presser. Je cours derrière elle. Presque à sa hauteur, dans un mouvement d'une rapidité que mon âge ne peut se permettre, j'adopte le tir du footballeur en péno sûr de la lucarne. Flash et vif argent n'ont qu'a bien se tenir. Je ne sais comment, la chatte évite la pantoufle avec grâce détachement, sans un regard pour ma boîte à nougat s'écrasant avec fracas contre le mur. Mon petit orteil épouse le coin du chambranle de la cuisine. Le cri qui s'en suit prouve en version brésilienne que le point de la victoire revient à l'équipe à domicile.

Le pied enturbanné, mollement installé sur le tabouret à coussins, je me surprends à rêver d'un nouvel animal. Un bouledogue bien baveux, de ceux qui détestent les chats. Combattre le mal par le mal. Ou un canari de style Titi, bien vicieux. Ou une grand-mère au parapluie frappeur. Ou un chinois affamé. Ou Alf... Le docteur m'a imposé calme et repos. Ne plus bouger jusqu'à la semaine prochaine. Les enfants sont à l'école. Madame mange créole avec une amie. Mais où j'ai foutu la télécommande ? L'écran pelouse à petits bonshommes en short m'ennuie. J'aime pas le foot. La saison 3 de The good place arrive aujourd'hui sur Netflix. Je scanne le salon jusqu'à croiser l'oeil vert de la chatte. Elle est assise sur le fauteuil de mon bureau. Calme et repos. Je ne dis rien. Je ne fais pas même comprendre à l'animal ma rage montante. Une de ses pattes flirte avec la zappette. Sans me quitter du regard, elle appuie sur le bouton du volume le montant à son maximum. Un pénalty est en instance. Je l'aurai une jour, je l'aurai.