David Hey Ho

Mots, textes, interviews et vidéos

Les crevettes de la Saint-Sylvestre

Réveillon 2015. T-shirt de jeune, j'ai 50 ans. Je m'observerais sans me connaître, je me trouverais ridicule. Manquerait plus que je troque le jean taille "on fait c'qu'on peut" contre un legging pour parfaire un total look régressivo-prèsducorpo-gênant. Non mais le gars peut pas s'habiller comme un daron ? Chemise blanche, pantalon de velours côtelé, cravate Mickey parce que c'est la fête tout de même, bretelles Pierre Bellemare.

Quand j'étais petit, je croyais que l'inventeur du télé-achat et Alfred, le boss de Jean-Pierre dans Ma sorcière bien-aimée, était une seule et même personne. Tiens, pendant qu'on en parle, j'ai jamais compris pourquoi le mari de Samantha refusait que sa femme use de magie. D'accord, c'était le ressort principal de la série mais quand même. Non, chérie, Dieu t'a donné deux jambes mais tu ramperas. Vous connaissez le point commun entre une limace et une nudiste cul-de-jatte ? La trace. Non chéri, Dieu t'a donné un cerveau mais tu réfléchiras avec la bite. Et puis, je suis désolé, mais le succès de la série, que j'adore au demeurant, tient sur une grosse arnaque. Comment Samantha jette-t-elle ses sorts ? En remuant son petit nez mutin me répondrez-vous. Eh bien, pô du tout ! Elle ne bouge que la bouche. Il n'y a que dans le générique animé que le nez s'agite. C'est dingue comme on peut vous faire croire n’importe quoi !

Par exemple, je n'avais pas 50 ans en 2015, j'en avais 49. À mon âge, un an de plus à vivre, c'est important. Et puis j'ai inventé le coup du t-shirt. Enfin, peut-être que j'en avais un mais je ne me rappelle plus. J'ai brodé. J'ai brodé un t-shirt, voilà. C'est la magie de l'écriture. Je remue les doigts sur le clavier - bon, deux seulement mais ça justifie quand même le pluriel - et des souvenirs se créent. Vrais ou faux, on s'en fout. Du moment qu'ils ont un goût de la vérité. Là, je suis assis seul à table, dans l'attente de ma femme et de mes enfants. Je les entends se chamailler gentiment dans la salle de bain jouxtant le salon. Oui, j'ai une maison de merde. Ils se pomponnent, s'apprêtent comme il se doit au dernier jour de l'année. Pour passer le temps, je photographie les crevettes de mon assiette. Je partage illico la photo sur mon compte Facebook via Instagram. Une très grande et une très petite. Pour la légende, j'hésite. "David et Goliath version crevette." ou "C'est l'bouquet !". Je choisis la première. Je poste donc je suis.

Ne rien faire, s'ennuyer, se gratter les couilles l'esprit à l'unisson est devenu obsolète. Depuis l'avènement du smartphone et des réseaux sociaux, pour peu que la 4G le permette, notre attention se cristallise sur nos doigts glissants à la recherche vitale de partages amicaux. Pouces levés et commentaires. Utiles ou futiles. S'occuper de peur de s'emmerder, de réfléchir peut-être. Dans les trains qui roulent de plus en plus vite, les magnifiques décors ne le disputent plus à Candy Crush Soda. Les vaches se torticolisent, les passagers se carcanisent. Des portes s'ouvrent à l'autre bout du monde pendant qu'elles restent désespérément closes sur notre seuil. Welcome.
Je me lance dans une chorégraphie faciale pour inciter les crevettes à danser. Rien ne bouge. Ni le nez, ni les fruits de mer. Un ventre gargouille. Je reprends le smartphone après dix secondes de real life. Les likes arrivent. À la même heure, d'autres jeunes de 50 ans attendent, heureux, les bacchanales de la Saint-Sylvestre le nez sur l'écran. Heureux, du moment présent, heureux des proches moments à vivre, heureux de les vivres en famille.

Tu vois, lecteur, ce moment entre le souvenir et le mensonge, ce moment où je me créé une vérité. C’est là que je t’aimerai toujours, c’est là que je t’attendrai. Je suis Peter Pan, tu es ma fée clochette, ma pensée agréable, et tu seras toujours le bienvenu dans mon monde imaginaire.