Aux larmes et caetera
La sensation que l'on peut ressentir à l'annonce de la mort d'une personne se voile souvent d'un drap de mystère. La tristesse éprouvée, la réaction associée ne sont pas toujours logiques. Je ne parle pas de la famille ou des proches mais de gens qu'on connait peu, pas bien, pas intimement. Le gars qu'on croise tous les jours en lui disant bonjour du bout des lèvres une fois sur deux, puis sur trois, puis quand on y pense. Le facteur dont on ne se souvient jamais du prénom, qu'on aime ou qu'on déteste selon le contenu des missives qu'il glisse dans notre boîte à lettres. Le boucher, un artiste dans son genre, qui nous a régalé dimanche dernier avec son rôti sublimement bardé, dégusté peu de temps avant d'apprendre qu'il venait de renouveler sa carte du Rassemblement National. La fleuriste qu'on ne voit qu'une fois par an - surtout ne pas succomber à la panurgie commerciale du 14 février - au birthday de l'aimée. Les artistes d'un single. Ceux qui nous accompagnent toute notre vie. Les Anges dont on aime à se moquer de l'inculture feinte ou véritable entre deux cocotiers et deux liaisons consanguines. Toi qui me lis.
2010. Le blog que je tenais à l'époque commence à s'essouffler. Dans ses belles années, chaque article accueillait des dizaines de commentaires enflammés sans l'ombre d'un rageux. Le bon temps ! Bon c'est vrai, ils venaient souvent du même gars, Skal. Claude, de son prénom. Il était drôle, piquant, subtilement irrévérencieux. Quand j'entends dire que le net et les réseaux sociaux forment une génération autistique refoulant la real life en vivant le monde à l'abri d'un moniteur ou d'un écran de téléphone, je me marre. Je ne compte plus les personnes, souvent devenus des amis, que je n'aurais jamais rencontré de visu sans mes activités diverses sur la toile. Pas un club de rencontre mais pas loin. C'est en 2010 que Claude est mort, comme on dit pudiquement, d'une longue maladie. Claude commentait, s'investissait dans la vie du blog, m'écrivait des mails pour me dire : "Oh, le con ! Tu m'as bien fait marrer !" ou encore "fôôôôôte !" en m'exposant par le détail les fautes d'orthographe de l'article du jour.
J'ai eu le plaisir de le rencontrer à deux reprises lors de repas bien arrosés. Des soirées inoubliables. À la première, j'ai appris qu'il était malade. À la deuxième, il m'a confié vouloir suspendre la chimio. Un mois après, je recevais un message de sa femme en pleurs sur mon répondeur. Il avait souhaité que je sois le premier prévenu. Lâchement, je n'ai jamais rappeler. Pour dire quoi ? Il habitait trop loin pour que je puisse assister aux funérailles. Je m'en persuade tous les jours encore aujourd'hui. Le choc m'a anesthésié la moindre des politesses, la plus petite once de respect. C'était ma première mort d'ami. L'intensité de nos rencontres m'a chamboulé l'âme au point de ne pas réagir humainement au faire-part vocal.
Entre deux verres de vin blanc, il m'avait avoué que mes petites conneries l'aidaient à tenir le coup. Je ne l'ai pas montré mais qu'est-ce que j'ai été fier de ça. Il arrêtait pas de parler, de me vanner, de me titiller. Il m'a dit qu'il m'aimait bien. Je ne me souviens plus lui avoir répondu. Je pense - j'espère - qu'il n'a pas été dupe de mes silences.
J'écris beaucoup mais parle peu. C'est comme ça. Lui, il écrivait beaucoup, parlait beaucoup, écrivait bien, parlait bien. Il avait eu une vie riche que j'ai découvert en deux volumes. Je ne saurai jamais si tout ce qu'il racontait était vrai. Après tout, ce n'était pas le plus important. Je l'aimais bien aussi, Claude. Il me manque encore aujourd'hui, lui qui n'en ratait pas une. Je ne trouve plus mes mots. Une vague de tristesse m'assiège les reins, m'engourdit le verbe. J'ai peur de débiter de la fadaise, du convenu cul-cul. Il mérite tellement mieux.
Juste avant d'écouter le funeste message, j'avais mis en ligne un article sur les anges. Me la faites pas avec vos machins prémonitoires. Sans déconner, il avait pas une tronche à se fader une paire d'ailes. Des petites cornes, oui. Bien rouges, Bien pointues. Mais au Paradis quand même, faut pas déconner !
Claude, je te promets, on se retrouvera un de ces quatre, devant une bonne bouteille, ou douze, comme d'habitude. On se rappellera du bon temps qu'est mort et je m'en fous. On se dira que les méchants c'est pas nous. J'entendrai ton rire s'envoler aussi haut que le ciel il est beau. Promis, Claude. Promis. Même si le temps est un salaud qui emporte avec lui tes rires de gamin... et les mistrals gagnants.
Mais l'eau du Styx passe sous les ponts de la vie. Une mort chasse l'autre, puis l'autre, puis l'autre. On est triste. On mange. On dort. On oublie. Des fois on se demande si cette chanteuse ou cet acteur sont morts ou pas. On ne sait plus. On avance. Au fur et à mesure, le chemin se vide comme dans une pub du loto avec la musique qu'on arrivera jamais à fredonner correctement.
Cette semaine, deux morts m'ont chatouillé les glandes lacrymales avec effets inattendus. Stan Lee. Cet homme a changé ma vie, me l'a rendue meilleure, me l'a emplie de phylactères et de fureur, m'accompagnant de mes premières lectures de Strange au dernier Avengers en salle, sans passer pas la case Venom, sans recevoir vingt mille. Pourtant, la nouvelle ne m'a pas rendu triste. Juste un peu. Le strict minimum. Il avait bien vécu. 95 ans, adulé par la planète, muse comblée, empereur du caméo, riche de ça. Ce sont des privilèges qui n'offrent ni parenthèse ni sursis. Il marchait seul depuis l'an dernier. Joan, l'amour de sa vie, 70 années de vie commune, était en repérages au domaine des cieux. Ils doivent être ravis désormais de pouvoir à nouveau fouler leur chemin, main dans la main. On dit même que le vieux filou aurait reçu une médaille du boss barbu pour service rendu à la plume. Angel, si tu nous lis !
Par contre, j'ai été étonnamment touché par le suicide de Maggy Biskupski, une policière que j'avais vu deux ou trois fois à la TV. Elle défendait avec conviction la cause policière en tant que présidente de l'association "Policiers en colère". J'avais détesté l'envolée verbeuse contre elle, et sa cause, de ce connard de Moix dans l'émission d'Ardisson. Elle m'avait touché. Ça ne s'explique pas. Elle avait trente six ans. Elle était vraie, belle et passionnée. Elle avait à cœur de défendre sa profession. Je ne la connaissais pas. Peu. Non, pas. Elle est morte et je suis triste, vraiment triste.
Les médias charognent depuis, mettant en avant qu'elle se serait servie dans la caisse de l'asso qu'elle présidait. De préciser que "Alors que la majorité des responsables du mouvement souhaitait régler le sujet en interne, permettant à Maggy Biskupski de rembourser progressivement la somme empruntée, d'autres se seraient montrés plus virulents". Quelques milliers d'euros. Une misère. La vie n'a pas de prix, pas de prix. On ne brade pas la mort. Les circonstances - pas de côté compris - n'ont pas de prise sur notre nature profonde. L'erreur, devrait être l'exception qui confirme la règle. Un être fondamentalement bon le restera même s'il commet une bévue, comme une ordure le restera même s'il fait traverser une vieille dame qui portant n'a plus l'âge pour chercher du travail malgré une pension miséreuse. Seulement, dans un monde où le paraître est plus important que le mal être, où 280 caractères font le marbre dont on fait les tombes, où le poids des mots choquent l'image, le moi profond de l'être humain est peanuts face au Moix qu'on aimerait mettre profond.
On refait le match. Je suis de l'équipe des visiteurs, de ceux qui ont fait des centaines de kilomètres en bus pour aller à la rencontre de semblables mus d'une même passion. J'empathise de l'âme avec ce sentiment qui me travaille. Si j'avais su. Si j'avais été là. Une si belle énergie, une si belle passion, une si belle âme.
La super-héroïne, c'était elle. D'ailleurs, Stan Lee s'est déjà mis au taf derrière son bureau vaporeux pour écrire les nouvelles aventures de Maggy. Hey, là haut ! Gardez-moi les exemplaires que j'aurai manqué, je saurai quoi lire pour faire passer ma gueule de bois. Sacré Claude !